En ce jeudi 3 novembre, nous nous retrouvons pour explorer l’île aux épis du port du Rhin en suivant un protocole un peu particulier. Par binôme, l’un ferme les yeux et l’autre est son guide voyant; l’objectif est que celui qui évolue à l’aveugle se fie à ses sens pour décrypter, imaginer son environnement, et enrichir son attention aux signes sensibles. Récit.
« Je prends par le bras mon partenaire. Après quelques pas mal assurés, je m’abandonne à mon ouïe, toucher et odorat. Mes expériences vécues sont mes seules ressources. Le corps mis à l’épreuve, je situe et identifie des éléments remarquables, et les transitions qui les relient, les opposent, les tissent.
Le traffic routier, ferroviaire, cycliste, pédestre. L’industrie, la ville, la friche. La liberté, la limite. Le signe. Le repère. Différents volumes sonores, vrombissements, moteurs, pédaliers. Le bruit de mes pas révèle la topologie du sol que je parcours. En sondant la matière qui défile, je découvre les feuilles mortes, l’usure de l’asphalte, la terre, l’herbe, la pierre, le métal. La présence d’un espace réverbérant comme un tunnel après une étendue supposément dégagée. Le vent dévoile les rues, les carrefours, les obstructions. Le niveau des sols. Les aspérités, creux, plats, dessinent la matérialité. Des duels se jouent entre l’organique et le minéral.
Je ne tiens plus que d’un doigt mon guide. Ma concentration s’efforce sur un signe sensible que je ressens, quelque chose que j’aimerai saisir. La sensation de voir des phénomènes lumineux les yeux fermés. Les phosphènes. De petits points scintillent, un disque vibrant à la fois blanc et noir apparaît dans un dégradé orange lorsque je fais face au soleil. La chaleur m’envahit, c’est lui. Et d’un pas, me voilà tiré dans une toile d’un bleu abyssal. Le froid, mes pas résonnent, je suis plongé dans un tunnel. Le disque blanc noir a laissé place à d’audacieuses lignes et de forts points brillants qui flottent un peu puis s’estompent. Comme la mémoire des sensations, de la condition toute précédente.
Une odeur peu agréable revient. Le tunnel mène à une zone sensiblement industrielle. Je réalise alors le caractère insipide et neutre de ce que j’ai éprouvé avant. Le quartier résidentiel. Quel contraste avec l’air fort, presque pur qui soufflait près des bruits de clapotis. Le Rhin sans nul doute.
Ces fortes transitions sont marquées par la différence, mais aussi la cohabitation d’éléments essentiellement opposés. Je devine la séquence dictée par des obstacles dont la volumétrie, la densité, l’intensité varient. Des scénarios prennent forme dans ma tête. Les images mentales que j’associe dressent le décor. L’enchaînement des couleurs, des intensités sont les péripéties; Je ressens les typologies d’environnements. Aujourd’hui, j’ai vécu ce territoire. En manipulant et reliant des images, sensations qui appartiennent à ma mémoire d’expérience. En interprétant les paramètres sensibles comme des signes qui le définissent. A la manière d’un générateur de narration tantôt abstraite et mystérieuse, parfois concrète, le regard autre que j’apporte fait naître sous un jour nouveau mon patrimoine sensible. La cessité est un seuil de sensibilité. Une condition à la considération. »