Le son du bitume
Un soir d’été dans ma campagne perdue, j’étais couchée dans un près avec mes copines à faire une énumération des choses qui nous énervent, couvrant ainsi les bruits des feuilles au vent et le peu de grillons présents. On rigolait de tout ce qui nous énerve : les gens qui sautillent au lieu de marcher pour l’une, les voitures trop polis qui s’arrêtent au passage piéton lorsqu’on est à 30m de ce dernier pour l’autre, pour la dernière c’était le fait de devoir répéter les phrases lorsqu’elle les articule mal… De mon côté, tout ce dont je parlais ne pouvaient pas vraiment se transformer en blague : les miasmes de bouche, les gens qui scroll sur tiktok sans écouteurs, l’alarme du tram qui me perce les tympans, les klaxons, les travaux… En bref, si mon enfer existait, ce serait simplement un gros brouhaha urbain. Cette pensée qui traversait mon esprit à côté de mes copines me parut étrange. Moi ? La fille de la campagne qui a rêvé toute son adolescence d’arriver en ville se retrouve à la détester aujourd’hui ? Je me voyais encore, quelques mois plus tôt, accompagner mon oncle fumer sa cigarette au repas de noël, l’entendre dire “c’est agréable le silence de la campagne…” et lui rétorquer que le bruit assourdissant de la ville me semble plus reposant. Enfin, ce n’était pas le moment de penser à tout cela. Le moment était de conclure, entre copines, que dans tous les cas la chose la plus énervante au monde reste les hommes.
Le moment d’y penser est venu bien plus tard, plus d’un an après cette soirée. Lorsque je devais trouver ma question de recherche. Moi qui voulait faire un travail autour de la culture artistique, je me suis retrouvée à repenser à tous ces sons que je hais et à me dire : “mais le son… le son, on y pense que lorsqu’il nous dérange ?”. A par quand les gens parlent de musique, je n’ai jamais entendu personne me parler des sons agréables qui nous entourent. Il y a un problème de conscience du paysage sonore, surtout en ville où le son n’est qu’un arrière-plan ou une juxtaposition de bulles sonores privatives. Pourtant, l’espace urbain est un espace de partage, on voit toutes sortes d’activités ou de dispositifs prendre place en ville pour rencontrer des gens n’est-ce pas ? Pourquoi le son n’est jamais mis en valeur dans ces activités ? C’est pourquoi que j’ai décidé de redonner son titre d’or au son et d’axer mon travail de recherche sur ce challenge : utiliser le son comme outil d’échange et de création de lien dans l’espace urbain.
Recherches
D’une part, j’ai commencé par définir ce que l’on appelle le “design sonore”. Le design sonore a une multitude de définitions selon les domaines dans lesquels il est utilisé. Pierre Schaeffer, précurseur des idées fondatrices du design sonore, le définit « comme l’art de manipuler des objets sonores dans le but d’obtenir un effet narratif particulier ». Cette définition met en évidence les aspects artistiques et narratifs du son. Ici, le design sonore est mis au service du message, de l’histoire à transmettre, et se réduit à un aspect artistique (théâtre, cinéma etc). Cependant, le design sonore ne se limite pas qu’à son aspect artistique. Dans son livre L’orchestration du quotidien, Juliette Volcler affirme que le design sonore ne doit pas être cantonné à un seul domaine, mais qu’il doit s’adapter à chaque domaine. Selon elle, « ouvrir grand les portes » et embrasser cette multiplicité des domaines est la meilleure façon d’explorer les subtilités de la conception sonore.
D’autre part, j’ai travaillé spécifiquement sur le son dans l’espace urbain. J’ai analysé la notion de « nuisance sonore », qui est centrale dans l’analyse sonore en ville et qui est apparue au XVIIIe siècle. Selon l’historien Jean-Pierre Gutton, à la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe siècle, les grandes villes occidentales ont commencé à réglementer les professions bruyantes, en leur interdisant de travailler la nuit ou de s’installer dans certains quartiers. Ces restrictions, portées à l’époque par certaines élites intellectuelles, sont nommées par les historiens Karin Bijsterveld et Stefan Krebs appellent le « silence concentré de la bourgeoisie émergente ». En conséquence, cette crainte des nuisances sonores a conduit à une nouvelle organisation de l’espace urbain. Le son dans la ville est donc traité comme une nuisance, alors qu’il peut être l’objet de liens entre les citoyens. C’est pourquoi je m’intéresse particulièrement à l’utilisation positive du son comme levier d’échange social.
Enfin, j’ai abordé les différentes techniques sonores qui peuvent être utilisées comme de véritables outils de construction de liens sociaux. Je me suis particulièrement intéressé à la relation entre le son et l’image, que l’on retrouve souvent dans la vie quotidienne ou même dans les œuvres artistiques. Cette dialectique image-son permet d’imager, de rendre visible le son, mais aussi d’accentuer, de modifier la compréhension de l’image grâce au son. Ainsi, la relation image-son est un moyen de faciliter la compréhension entre plusieurs personnes et donc de faciliter l’échange social. Dans un contexte où l’utilisation des sons de la ville conduit à une nouvelle compréhension du paysage sonore urbain, il semble opportun de développer un projet intégrant une dimension artistique, expérimentale et créative qui ouvre des possibilités d’interaction entre les usagers de la ville.
piste de projet
Ainsi, mes différentes recherches théoriques, techniques et de terrain ont permis de poser la problématique suivante : le design social peut-il utiliser la dialectique image-son afin de favoriser la sensibilisation, la compréhension et l’engagement des usagers sur un problème de société, tout en intégrant une démarche participative et éthique ? Mes hypothèses de projet se tournent alors vers l’utilisation du son urbain, en l’associant à l’image, dans le but de faire naître un éveil sonore moteur de l’échange entre les habitant.e.s d’un quartier. Le projet pourrait prendre la forme d’une fresque participative, interactive, modulable illustrant et sensibilisant, de manière graphique et sonore, à une.des problématique.s sociale.s touchant un public jeune adulte.