Sauvages de mon quartier est un projet de design réalisé dans la continuité de mon mémoire de recherche qui s’intitule Les peuplements de la ville. Ce dernier interroge : comment le design peut-il repenser la sensibilisation des enfants à la faune en ville ? Il rend compte d’un travail mené notamment grâce aux nombreux témoignages de personnes rencontrées à la ville de Grenoble, aux associations Alsace Nature et Octop’us, au CINE de Bussierre, qui en partageant leurs expériences ont contribué à enrichir les réflexions de ce mémoire. Durant mes entretiens et mes ateliers outillés auprès des écoles Avenir et At Home, j’ai constaté l’existence de préjugés que peuvent avoir certains enfants, notamment envers des espèces peu connues et mal aimées comme le ragondin. Mon rôle en tant que designeuse a été d’outiller les temps d’animations d’Alsace Nature, association de protection du vivant à Strasbourg. Cette structure propose des animations, interventions et ateliers avec des scolaires, autour de questions liées à nos milieux de vie. L’équipe d’Alsace Nature et plus particulièrement l’animatrice m’a fait part du fait qu’ils n’ont ni forcément le temps ni les compétences de mettre en place des outils pédagogiques et donc ont manifesté un intérêt pour notre collaboration. C’est pourquoi il m’a paru pertinent de les avoir comme partenaire pour mon projet de diplôme. J’ai donc pu intervenir auprès d’enfants âgés de 6 à 13 ans, de la Maison du Jeune Citoyen et d’élèves d’écoles de Schiltigheim (collège Rouget-de-Lisle) et Neudorf (école primaire Guynemer). Selon les conditions météorologiques et contraintes des enseignantes et de l’animatrice, j’ai réalisé mes ateliers à la fois en extérieur (étendue d’herbe devant l’école, à la Ballastière, les longs des rives de l’Aar) et en intérieur.
OBJECTIFS
Mon projet vise à faire évoluer par des outils et une méthodologie de design, la perception qu’ont les enfants de la faune en milieu urbain. L’objectif est de faire évoluer des perceptions négatives vers des perceptions plus positives. Pour évaluer l’hypothèse selon laquelle les enfants développeraient davantage d’empathie, de respect et de curiosité envers le vivant si leurs perceptions évoluent de manière positive, j’ai mis en place des indicateurs lors de mes ateliers. Ces indicateurs englobent le jeu avec les galets-comportements, l’observation de l’implication des enfants, ainsi que les retours à l’oral et/ou à l’écrit en collaboration avec les élèves, l’animatrice et les enseignantes.
PREMIÈRES PISTES
Durant ma première phase de recherche de projet, j’ai voulu explorer la piste “d’observer autrement” par le biais de dispositifs à enfiler au niveau de la tête et des yeux. Pour ce faire, j’ai imaginé une première paire de lunettes où le champ de vision y est réduit (parties haute et basse obstruées par du vinyle noir). Le but est d’imiter la perception des animaux ayant des pupilles à l’horizontale. En enfilant cette paire de lunettes, les enfants auraient leur vision perturbée. Par la suite, j’ai créé une boîte en carton recouverte de papier kraft avec des formes abstraites réalisées à la découpe vinyle. Ces formes font écho à la notion de camouflage. Une fine partie de la boîte a été incisée au milieu pour reproduire le principe de la première paire de lunettes sur un autre format. L’avantage de la boîte comparé aux lunettes est notamment que les enfants pourraient y enfiler leur visage (immersion partielle) tout en choisissant de la tenir à l’horizontale ou à la verticale (pour imiter différents types de pupilles et donc différentes visions). Ces premiers prototypes ont été testés auprès de camarades de classe et m’ont permis de réaliser plusieurs constats quant à la suite à donner à mon projet. Équiper les enfants d’artefacts ne suffit pas, il est nécessaire de leur donner des actions en plus pour pouvoir les ancrer sur le terrain.
VOIR ET SE DÉPLACER COMME…
Cet atelier s’inscrit dans la continuité de mes premiers prototypes. Je me suis notamment inspirée du projet “Les branchés” réalisé par les artistes Marianne Franclet et Claire Baldeck du studio de design Shore. Ce qui m’a interpellé dans ce projet, c’est l’usage d’un ensemble de dispositifs qui stimulent les sens et qui permettent de se glisser dans la peau de bêtes, d’insectes, d’arbres… Mon hypothèse est qu’on appréhenderait mieux la faune locale en se mettant à la place d’un animal. Mon atelier “voir et se déplacer comme…” permet aux enfants d’observer et de ressentir leur environnement (scolaire et de quartier) de manière sensible et à la manière de certains animaux.
J’ai commencé par faire des recherches sur les attributs et caractéristiques propres à trois animaux, généralement perçus de manière négative. Ce sont l’escargot, le ragondin et la mouche. Les dispositifs que j’ai imaginés reprennent ces caractéristiques (vision + déplacement) et se mettent au niveau des yeux et des mains. L’escargot est doté d’une vision rudimentaire, contracte et allonge par alternance son pied et se déplace seulement vers l’avant. J’ai donc imaginé une paire de lunettes assombrissantes et comme “contrainte” d’avoir un pied toujours au sol et de glisser l’autre vers l’avant. Ensuite, la mouche a la particularité de voir à 360 degrés avec un spectre coloré différent du nôtre et se déplace dans toutes les directions. Pour imiter sa vision et son déplacement dans l’espace, j’ai doté les enfants de lunettes kaléidoscopiques et leur ai interdit d’aller plus de deux fois d’affilée dans la même direction. Et enfin, le ragondin possède des pattes palmées et fait des bonds lorsqu’il se déplace en courant. J’ai donc cousu des gants palmés et indiqué comme “contrainte” de se déplacer en faisant des bonds.
Équiper les enfants d’artefacts ne suffit pas, j’ai fixé un cadre pour pouvoir ancrer les actions sur le terrain, sous forme de jeu de rôle. En répartissant les élèves au sein de binômes (l’un qui joue le guide et l’autre l’animal), j’ai remarqué qu’il y avait plus d’entraide et qu’ils étaient plus autonomes au fur et à mesure de l’atelier. Lors de mes premiers tests, les guides étaient plutôt passifs et donc pour y remédier je leur ai assigné des indications à suivre et à faire respecter aux enfants qui se mettaient dans la peau des animaux.
À la suite de ces tests, j’ai pu constater une légère évolution des perceptions des enfants vis-à-vis de ces trois animaux. En effet, en début et en fin d’atelier, les galets que les enfants ont sélectionnés pour chaque animal correspondaient à des comportements plus respectueux. Les échanges qui ont suivi également. Par exemple, le verbe “repousser” a été moins choisi; quant au mot “observer”, il a été davantage sélectionné.
Pour aller plus loin, ces dispositifs auraient pu être étendus à d’autres animaux mal-aimés ou peu connus et auraient pu prendre la forme par exemple d’ “échasses” pour prendre de la hauteur, de planche avec roulettes pour s’allonger au sol sur le ventre… j’aurais souhaité, à certains moments, proposer aux enfants de réaliser et/ou finaliser eux-mêmes les dispositifs qu’ils utiliseraient ensuite sur le terrain. Par exemple, créer des boîtes en les incisant pour reproduire les pupilles à l’horizontale et à la verticale de certains animaux.
UNIVERS GRAPHIQUE
Au cours de mon projet, mes choix graphiques et formels ont évolué. Tout d’abord, dans la représentation des trois animaux, j’ai voulu enlever le plus d’indicateurs stylistiques afin que les enfants ne soient pas influencés dans un sens ou un autre. Pour arriver à ce rendu proche du documentaire et naturaliste, je me suis appuyée sur des photos existantes. De plus, j’ai mis en place des indicateurs chromatiques, un code couleur comme repère pour mes outils. J’ai donc identifié et assigné trois couleurs vives (bleu, vert et rouge) aux trois animaux de sorte que les couleurs ressortent bien sur mes éléments bruts.
Concernant mes choix formels, j’ai fait évoluer mes cartes comportements réalisées pour mes ateliers outillés sous la forme de galets avec au recto les verbes inscrits et au verso mes motifs. Le choix des galets comme éléments naturels et durables fait sens dans mon projet et leur aspect physique et sensible est intéressant pour être manipulé par les enfants. Pour une question de praticabilité, j’ai prévu une planche en bois comme support aux protocoles de suivi de la faune. J’ai également cousu une pochette en tissu afin d’y ranger les fiches une fois l’atelier terminé et de les ramener en classe. De plus, j’ai choisi de coudre des baluchons comme contenants à mes outils, pour leurs aspects pratiques et adaptables à la fois en intérieur et en extérieur. Des modes d’emploi servant d’outil d’accompagnement et de médiation aux associations et écoles ont également été pensés.
Pour mon mémoire, j’ai emprunté le caractère typographique Faune créé par Alice Savoie à partir de la diversité des morphologies de différentes espèces animales. Inspirée par son travail et sa démarche, j’ai voulu expérimenter à mon tour mes formes, que l’on retrouve sur mes galets, dans le but de générer un alphabet. Cet alphabet concilie des formes pleines et arrondies avec des formes creuses. Pour rendre la typographie plus harmonieuse, j’ai travaillé par modules et ai pensé les lettres les unes par rapport aux autres (le A, le C et le U ou encore le E, le M et le W). Cette typographie, je pourrais par exemple l’utiliser par touche comme titrage et dans mes modes d’emploi.
De plus, en cours d’outils d’expression et d’exploration créatives, j’ai entrepris des recherches sur la façon dont les enfants pourraient développer des expérimentations artistiques afin de reproduire manuellement des représentations de ragondins. J’ai constaté qu’il était important d’ajouter une dimension plus sensible et esthétique à mon projet, ce qui m’a amené à explorer la piste de la typographie. Si je pouvais prolonger le projet, j’approfondirais son esthétique en m’appuyant sur ces deux dernières pistes plastiques.
CE QUE J’ENTENDS, CE QUE JE VOIS
Dans un contexte différent, j’ai eu l’occasion de tester un atelier avec des adolescents du collège Rouget-de-Lisle à Schiltigheim. Alsace Nature intervient de manière ponctuelle ou bien en suivi, à l’année, au sein d’écoles dans le but d’informer les élèves à la protection de la faune et de la flore en les emmenant sur le terrain, dans des espaces végétalisés en ville.
Selon mon hypothèse que les élèves ne seraient pas assez conscients et respectueux de la faune qui les entoure, j’ai voulu rendre les collégiens plus attentifs au vivant et donc outiller par le design cette attention. Pour ce faire, j’ai équipé les élèves de protocoles dans le but de réaliser des suivis de la faune locale. Le premier protocole de suivi concerne les oiseaux et le second les plantes. Ces protocoles permettent aux apprenants d’identifier par la vue et l’ouïe et de représenter sous forme de croquis, des oiseaux et des plantes. Les fiches de terrain contiennent des éléments pour guider les adolescents sans pour autant les contraindre. Par exemple, ils étaient libres quant à la manière de représenter les plantes et l’intensité et la hauteur des chants d’oiseaux. Les adolescents étaient par binôme pour remplir les fiches et étaient assez autonomes. L’intervenante en environnement adoptait une posture d’experte et m’a permis d’acquérir des connaissances sur la faune, mais aussi sur sa méthode en tant qu’animatrice nature.
Une fois les fiches scannées, je les ai transmises à Régine, ainsi qu’à l’enseignante et aux élèves. L’enseignante a réalisé avec eux un retour en classe sur les espèces vues et évoquées pendant la journée. Il serait intéressant que les données récoltées par les élèves soient transmises sur le site dédié de Vigie Nature (programme de sciences participatives qui repose sur des associations et un réseau de citoyens). Cela permettrait aux volontaires de participer à l’amélioration des connaissances sur la biodiversité en ville en les rendant acteurs de potentiels changements au niveau de la faune locale. Ces éléments constitueraient un socle de connaissances utiles aux scientifiques, qui publient ensuite des études, lesquelles sont relayées dans les médias et auprès des décideurs publics.
Pour aller plus loin, ces protocoles auraient pu contenir un plan pour schématiser la localisation ainsi que l’itinéraire parcouru, des éléments sur du calque, des photos à prendre en macro, des chants d’oiseaux à enregistrer avec un zoom…
Pour conclure, mon projet résulte d’un travail mené autour d’approches sensorielles et corporelles, de protocoles de suivis de la faune et de l’expérience concrète par les enfants sur le terrain. En tant que designeuse, la posture d’accompagnement m’a paru adéquate lors de mes ateliers. Elle m’aura permis d’instaurer une relation de “conscientisation” et une relation empathique avec les enfants afin de créer un cadre pour favoriser la créativité, l’idéation et l’échange tout en faisant prendre conscience aux enfants que la faune dans nos villes est source de diversité et de richesse. Guider et observer un jeune public sur le terrain, tester mes propres outils, apprendre d’une animatrice en environnement, bénéficier de l’autonomie et de la confiance d’enseignantes et de partenaires associatifs fut une réelle source d’accomplissement personnel et professionnel. Ainsi, ce projet me conforte dans mon choix de poursuivre mes études en médiation socioculturelle ou médiation écocitoyenne.