pas-refait, de quoi ça parle ?
Mon projet a pour but de faciliter les échanges entre les adolescents et les professionnels des espaces d’accueil, d’écoute, d’accompagnements et de santés pour adolescents, en outillant ces interactions. Il donne suite à la problématique présentée dans mon mémoire “Comment le designer peut-il accompagner des soignants ou des professionnels de la santé confrontés aux difficultés que rencontrent les adolescents avec leurs corps ?”.
Plus précisément je souhaite valoriser la différence physique, sensibiliser à celle-ci et permettre aux adolescents de prendre la parole sur leur corps en projetant leur regard personnel dessus.
qui sont les partenaires ?
Au vu du sujet que j’aborde, j’ai recherché un partenaire afin de formuler une demande précise. J’ai pour cela pris contact avec la Maison des Adolescents à Strasbourg. Il s’agit d’une association rémunérée par l’État, dans laquelle des éducateurs, des assistantes sociales et des psychologues accueillent, écoutent et accompagnent des jeunes âgés de 11 à 25 ans ainsi que leurs proches. Ils proposent un soutien à des problèmes psychiques, physiques, relationnels, sociaux, éducatifs et juridiques au travers d’entretiens, d’activités artistiques, manuelles, culturelles et psycho-éducatives. J’ai donc pu échanger avec trois professionnelles de l’association dont une assistante sociale, une éducatrice et une psychologue, qui m’ont fait part d’un besoin d’outils pour faciliter les échanges avec les adolescents.
quelle est la demande ?
Les professionnelles de la MDA m’ont expliqué les difficultés des jeunes à exprimer un regard sur leur corps et à en discuter. Car “le corps” est souvent un sujet tabou, mais il est aussi difficile pour ces adolescents de comprendre leurs problèmes et de mettre des mots dessus. Dans certains cas ce sont les parents qui obligent leurs enfants à se rendre à la MDA, par suspicion de comportement à risque tel que la scarification, ou de pathologies comme la boulimie ou l’anorexie. Ne comprenant pas la raison de leur présence à la MDA, ces adolescents se bloquent et vivent les échanges avec les professionnels de façon intrusive. Cela entrave l’accompagnement du professionnel qui rencontre des difficultés à comprendre le problème de l’adolescent et à créer une relation de confiance avec lui. Pour répondre à ce blocage, les professionnels de la MDA m’ont demandé de réaliser des outils pour générer de la participation, de l’interaction et de l’échange, en permettant à un adolescent d’exprimer un regard sur son corps.
Prise de contacte
Lors d’un premier entretien en visio-conférence, les professionnels de la MDA m’avaient demandé de travailler sur les sujets suivants : les troubles alimentaires et la scarification. Cependant ces deux sujets me paraissaient différents et indépendants, ce qui m’empêchait de les faire converger pour répondre à un besoin dans un contexte d’usage précis.
Pour notre second rendez-vous, cette fois-ci en présentiel, je leur ai préparé des cartes leur permettant de retranscrire le scénario d’un échange type avec un/des adolescent(s) :
Cette activité m’a permis de me rendre compte que l’étape problématique est celle qui suit la rencontre puisqu’il s’agit de l’amorce de l’échange. J’en ai donc conclu que mon outil devra permettre d’aborder un sujet de façon progressive en proposant des étapes avant d’arriver à la finalité qui est celle de la représentation du corps. C’est pourquoi j’ai décidé de faire un kit afin de mener plusieurs ateliers autour d’un même sujet avec les adolescents.
J’ai ensuite donner à voir aux professionnelles de la MDA des cartes sur lesquelles sont présentées des propositions de projets, afin de les encourager par ce biais à choisir un sujet précis :
Les professionnels m’ont alors précisé leur demande : il fallait que je réalise un kit qui permette de parler de la morphologie avec des adolescents par la projection de leur regard personnel sur leur corps. Les outils qu’ils ont choisis sont les tampons et les moules afin d’interagir entre l’aspect palpable et l’image 2D sur laquelle on peut prendre du recul. Il était important pour eux que les parties intimes soient également représentées, et que ce kit représente la diversité corporelle de la façon la plus inclusive possible. Pour finir ils m’ont demandé à ce que ces outils soient adaptables en entretien individuel comme en groupe.
la réalisation ?
À la suite de ces échanges, j’ai commencé par réaliser un scénario d’usage afin de réfléchir à des outils brises-glaces qui précéderaient l’usage des tampons et des moules.
Atelier 1
Pour le premier atelier, je me suis d’abord inspirée de la série de photographies ID1 de Bruno Metra et Laurence Janson qui avaient demandé à des participants de découper dans des magazines des morceaux de visages qu’ils souhaitaient s’approprier. Ils se les étaient ensuite collé sur le visage et avaient donné lieu à un atelier photo. L’objectif de cette série photographique est de montrer la fragilité de l’identité face aux normes de beauté en caricaturant le recours à la chirurgie esthétique. Je trouvais intéressant le fait de donner à manipuler des parties de visages à des adolescents qui ne leur appartiennent pas, afin qu’ils puissent exprimer leur vision personnelle de la beauté. Cependant je trouvais que leur demander d’intervenir sur leur visage et de prendre des photographies était une entrée dans la matière trop brutale. La majorité des adolescents présents à la MDA ont des problèmes avec leur image, c’est pourquoi leur demander de retoucher les parties qu’ils n’aiment pas et de prendre ensuite le résultat en photo me paraissait intrusif, voire malaisant.
J’ai donc décidé de leur demander de composer à partir de morceaux de visages plastifiés : le visage idéal selon eux, le visage qui leur ressemble, et si possible en binôme le visage de l’autre. J’ai pour cela sélectionné 21 portraits représentant la diversité des visages hors de la norme. Une fois les représentations faites, le but est de retrouver les photographies auxquelles appartiennent les morceaux de visages et d’en discuter avec les professionnels, tel un jeu de photo-langage.
Atelier 2
Pour le deuxième atelier, j’ai choisis de travailler avec des moules pour représenter deux corps normés homme/femme avec les proportions de Ken et Barbie en fimo. Au début de ma réflexion, je souhaitais donner aux adolescents des moules afin qu’ils représentent par eux même leur corps en 3D. Cependant leur demander de réaliser leur corps en volume me paraissait intrusif car cela implique de visualiser son corps nu et devant une ou plusieurs personnes. C’est pourquoi j’ai décidé de leur demander d’intervenir sur un corps existant, sans engager une représentation directe de leur corps. Le but est d’intervenir sur des morceaux de corps en volume à la pâte à modeler, pour projeter un regard personnel : Comment je suis aujourd’hui ? Comment j’étais avant ? Comme j’aimerais être ? Comment je vois l’autre (en binôme) ?
Pour améliorer cet outil j’ai ajouté des aimants afin d’unir tous les modules en une pièce. Je me suis pour cela inspirée de l’outil My Family Builders de Ez Karpf dont le but est de composer des personnages pour représenter la diversité culturelle. Les aimants étant trop épais déformaient les proportions des corps, c’est pourquoi j’ai décidé de les enlever.
Atelier 3
Pour le dernier atelier, j’ai fabriqué des tampons afin de permettre à un adolescent de projeter un regard sur son corps par sa morphologie. Je me suis pour cela inspiré de Puzzle de Corps de Thomas Huard, c’est-à-dire que je voulais créer des tampons qui présentent des formes de corps diversifiées, pour composer ensuite le sien. Cependant je ne voulais pas reprendre le concept du puzzle car je voulais que la représentation de la nudité soit facultative. J’ai pour cela réalisé des tampons de forme pleine, en MDF, à utiliser avec de l’encre grasse. Des tampons représentant les parties intimes (seins, sexes) et détails (vergetures, cellulite), ont été réalisés à la découpe laser sur du lino. 164 tampons sont utilisables avec du papier coloré et du papier de soie. Pour les tampons de formes pleines il est préférable d’utiliser de l’encre grasse sur du papier coloré, tandis que les tampons détails impriment davantage avec un encreur sur du papier de soie. Comme l’encre grasse met du temps à sécher, l’usage du papier de soie est uniquement technique. Le but de ces tampons est donc de présenter en trois étapes : Comment je me vois ? Comment je voudrais être ? Et en binôme comment je vois l’autre ?
Pour constituer le visage j’ai réalisée une feuille plastifiée sur laquelle sont présentées différentes formes de visages, nez, bouches, yeux, sourcils et oreilles. Le but est de détourer avec du papier calque ces formes, et d’ensuite coller le visage sur le reste du corps.
Le kit
L’ensemble de ces outils est contenu dans une boîte de MDF organisée en trois compartiments. Le premier celui des tampons des formes pleines, le deuxième celui des tampons détails et le dernier est organisé en deux étages : le premier permet de ranger le matériel nécessaire pour les tampons, et le deuxième contient en deux nouveaux compartiment les deux premiers ateliers.
quels sont les retours des tests ?
En raison des conditions sanitaires actuelles, je n’ai pas pu tester mes outils avec des adolescents de la MDA. J’ai donc organisé un atelier à mon appartement avec un groupe de trois adolescents composé de deux filles et un garçon. J’ai ensuite pu tester le kit avec les professionnels de la MDA dont une éducatrice, une psychologue et une assistante sociale.
Tests de l’atelier 1
Le test avec des adolescents m’a permis de voir que le concept fonctionnait bien en tant qu’outil brise-glace. En effet, sur les trois participants je ne connaissais qu’une adolescente. Les deux autres étant particulièrement timides au début, ont petit à petit pris la parole et ont commencé à exprimer leur regard sur eux-même. Le fait de commencer l’usage du kit par un atelier sur le visage a permis de faire une introduction, et de mettre à l’aise les adolescents pour la suite des ateliers. Aussi l’atelier a créé du lien entre les adolescents qui se montraient bienveillants envers les représentations des autres. Ils m’ont posé beaucoup de questions sur les portraits, ce qui nous a permis d’avoir une conversation intéressante et pleine de tolérance sur la différence physique.
J’ai ensuite pu tester cet outil avec les professionnelles de la MDA qui l’ont trouvé pratique, ludique et efficace. Ce qu’elles ont particulièrement trouvé intéressant est le fait de représenter la diversité corporelle sans engager une représentation directe des parties de visage des adolescents. Pour conclure cet outil a pour but de permettre à des adolescents de voir l’existence de la diversité et d’en exprimer une vision personnelle, ce qui a plutôt bien fonctionné lors du test.
Tests de l’atelier 2
Lors du test de l’atelier 2, les adolescents se sont montrés appliqués et ont pris plaisir à participer et manipuler. L’outil a permis de faire émerger des complexes dont on a discuté ensemble et encore une fois le côté participatif était intéressant car ils s’écoutaient et se soutenaient entre eux. J’ai trouvé que le fait de modeler par-dessus un corps déjà existant rendait plus facile l’expression de leur vision sur leur corps, car cette base les guidait. Cela n’engageait pas directement leur corps et leur nudité à eux.
J’ai ensuite testé cet outil avec les professionnelles de la MDA qui l’ont trouvé très pertinents pour permettre à des adolescents qui ont des déficiences motrices de parler de leur corps. Aussi elles ont trouvé que l’aspect modelable et palpable permet de créer une proximité entre l’adolescent et son corps, pour ensuite mieux en parler. Ce qui est intéressant dans cet outil est qu’il permet de s’exprimer sans que ce soit forcément verbale. Le fait d’avoir plusieurs morceaux de corps donne la liberté aux professionnelles de se concentrer autant sur les parties qui posent problèmes, que sur l’ensemble du corps.
Tests de l’atelier 3
Lors du test des tampons, que ce soit avec les adolescents ou les professionnelles de la MDA, nous avons tous constater que leur usage était particulièrement salissant et demandait du temps de préparation et de rangement, ce qui peut être contraignant. Le fait de devoir se concentrer pour ne rien salir peut rendre l’activité scolaire et donc perdre en spontanéité. Il aurait été préférable d’utiliser seulement des encreurs ou bien de remplacer les tampons en MDF par des formes plastifiées à détourer tel que pour le visage. Aussi les adolescents m’ont fait remarquer que cet outil pouvait être infantilisant en fonction du caractère des adolescents. Néanmoins les tampons impriment correctement, et ont plus par leur caractère ludique et par la diversité des corps qu’ils proposent. Pour les professionnels de la MDA, ces tampons leur permettront de parler du corps et de la morphologie avec différentes cibles telles que des adolescents ayant des troubles alimentaires, des handicaps, ou encore des migrants et des jeunes mamans.
À la suite de ces tests, j’ai ajouté de nouvelles consignes à mon mode d’emploi afin d’instaurer un code couleur et de donner une lecture au rendu :
pourquoi ces choix esthétiques ?
Pour l’environnement graphique de mon projet j’ai choisis de faire les visuels à la main et de choisir une typographie effet “écrit à la main”, pour créer un univers enfantin et renforcer l’aspect participatif et interactif. Les couleurs sont roses, bleu et jaune pour appuyer le côté jeune et dynamique de la charte graphique tout en voulant représenter la diversité. Le noir et le blanc sont utilisés pour donner les consignes, afin de ne pas surcharger la lecture de ces dernières. L’esthétique des visuels est rond, pour un aspect doux et jeune.
quel avenir pour le projet ?
Si je devais développer ce projet dans un contexte professionnel, il serait financé par les subventions de l’État, puisque c’est ce dernier qui assure les budgets des MDA de France (plus précisément le Ministère des Solidarité et de la Santé). La propriété industrielle n’est pas utile puisqu’il s’agit d’un projet personnalisé qui répond à une demande précise de la MDA de Strasbourg. Il ne sera donc pas produit en série.
Si je devais faire des améliorations à ce projet, je referais les tampons en MDF en forme plastifiées à détourer. J’aurais également fais plus de compartiments dans ma boîte pour faciliter le rangement et délimiter les différents membres et parties intimes. De plus je lui aurais ajouté des poignets pour faciliter son transport. Si j’avais eu plus de temps j’aurais ajouté au kit une édition retraçant les biographies de personnes connues aux physiques atypiques telles que Winnie Harlow, Frida Kalho et Stephen Hawking. J’aurais également ajouté une clef USB proposant du contenu vidéo sur les retouches photographiques présentes dans la publicité et les réseaux sociaux.
Développer le kit en plusieurs version pourrait être intéressant pour aborder d’autres sujets tels que la scarification ou les grossesse à l’adolescence. Aussi s’adresser aux parents et à l’entourage des adolescents en difficulté, ou encore sensibiliser les enfants sur les risques à l’adolescence pourrait rendre ce type de kit davantage pertinent.
Ma seule frustration aura été de ne pas avoir testé le kit avec des adolescents qui rencontrent de réelles difficultés avec leur corps et qui viennent chercher de l’aide à la MDA.