Livre blanc – De Bouches et d’Oreilles
Consultation et téléchargement
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C’est une exploration des questions communes traversées par des collégienes, par des outils de mise en forme d’espaces, d’images et d’objets. Entre novembre et décembre 2023, les 24 étudiants du Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués InSituLab, basé à Illkirch-Graffenstaden, se sont rendu chaque semaine dans quatre collèges de la région. Le projet De Bouches et d’Oreilles est une collaboration entre le DSAA InSituLab et la Collectivité Européenne d’Alsace. C’est en juin 2023 que la cellule de prévention pour la jeunesse de la Collectivité Européenne d’Alsace nous contacte. Ce sont Pascaline Trippard et Marie-Elodie Savary. Nous avons déjà travaillé ensemble, Marie-Elodie est elle-même une ancienne étudiante de l’InSituLab. Claire Renckly les accompagne sur les sujets touchant à la création de nouveaux collèges et à certaines rénovations. Pascaline et Marie-Elodie nous présentent une situation sur laquelle elles souhaitent faire intervenir l’InSituLab, c’est-à-dire 24 étudiant.e.s sur plusieurs terrains. Lemodèle, connu par Marie-Elodie, est celui de Lectures Locales, une série d’interventions dans les bibliothèques, médiathèques, points de lecture, du réseau BDBR, des bibliothèques départementales du Bas-Rhin, mises en place entre 2015 et 2019 lors de cinq saisons de designers en résidence.
Marie-Elodie explique la situation. Depuis trois ans, la Cellule Conception et Prévention du Service jeunesse, de la Direction Éducation et Jeunesse de la Collectivité européenne d’Alsace, conçoit et anime des outils de prévention et sensibilisation auprès des jeunes de 11 à 15 ans, principalement au sein des collèges. Elle utilise pour cela une méthodologie de design de service, qui consiste à placer l’usager / utilisateur au sein d’une démarche itérative. Ainsi, la conception d’un outil pédagogique de sensibilisation nécessite 2 ans de travail et comprend plusieurs phases de projet : état de l’art et acculturation à la thématique, constitution d’un groupe-expert (acteurs clés de la thématique et comité scientifique) qui suit l’entièreté du projet, élaboration de premières pistes de travail, conception et création de prototypes, tests sur le terrain, ajustements des prototypes, création du produit final et enfin phase de déploiement.
Les objectifs
Les outils conçus au sein de la cellule veulent qu’ils aient la fonction d’activateurs d’échanges et de débats, plus que de transmettre une connaissance établie. Ainsi, le service Jeunesse est aujourd’hui le créateur de La Bête Noire, jeu de rôle pédagogique sur le thème du harcèlement scolaire, Qui suis-je ? Cap sur l’estime de soi !, kit d’animations de sensibilisation sur la thématique de l’estime de soi et Démo’pratique, kit d’activités sur les valeurs et pratiques démocratiques. Jusqu’ici, le choix des sujets à traiter s’est fait sur les préconisations d’un groupe de principaux de collèges qui remonte les attentes des jeunes du terrain ou, pour le dernier outil, comme réponse à une commande politique interne. Dans ce contexte, la Cellule Conception et Prévention se demande comment inclure plus en amont de sa méthodologie de projet et de façon plus directe le public adolescent, pour l’élaboration des futurs outils de prévention. Dans cette idée, une partie du projet se concentre plus spécifiquement sur la thématique de la «Vie affective et sexuelle », prochain sujet de conception d’outil de la cellule.
De même et à une échelle plus globale, ce projet a pour but de mieux comprendre ce public afin que le Service Jeunesse puisse répondre au mieux aux enjeux actuels de cette tranche d’âge, sans passer par les savoirs statistiques ou les études sociologiques, mais par des intéractions médiées par des formes, en deux ou trois dimensions.
Par ailleurs, une meilleure compréhension des préoccupations de ce public par l’ensemble de la Direction de l’Education et de la Jeunesse, pourra nourrir d’autres projets, comme ceux de la transformation des espaces scolaires que porte la CeA en concertation avec les équipes des collèges, les autorités académiques et les partenaires (Villes, réseau Canopé…).
Dans cette idée, une partie du projet prévoit de questionner les préoccupations et l’implication des élèves lorsqu’une réflexion sur les usages et la transformation des sanitaires que leur collège engage. Quels outils de médiation pour observer, questionner et récolter la parole des élèves sur les usages des sanitaires de leur établissement ? Au-delà des questions de surveillance, sécurité, hygiène, fonctionnalité des « blocs sanitaires »,comment aborder avec eux les thématiques du corps adolescent en transformation, de l’intimité, du bien-être, de l’égalité filles/garçons, du respect des genres…
Ces thématiques pourront rejoindre celles autour de la « Vie affective et sexuelle » que travaillent la Cellule Conception et Prévention du Service Jeunesse. Le travail démarre début novembre 2023 par une présentation des terrains, les missions de Marie-Elodie, Pascaline Trippard et Claire Renckly et la mission proposée à l’InSituLab.
Fin novembre, les étudiant.e.s entament leurs premiers terrains : Collège Louis Pasteur à Strasbourg, Collège Nicolas Copernic à Duttlenheim, Collège Théophile Conrad Pfeffel à Colmar, Collège Paul Wernert à Achenheim. Sur les terrains, les étudiant.e.s sont répartis en deux équipes de trois. Les équipes sont réunies en spécialités, impliquant un élan méthodologique fort ; d’utiliser les savoir-faire spécifiques comme moyen de rencontrer les collégien.ne.s, de faire émerger de la parole, du dialogue.
Les temps d’immersions se concentrent sur cinq à six temps de présence sur site, en situation de réalisation, de test, de co-conception, de proposition de dispositifs de rencontre, de prototypes à tester, d’outils de concertation autour des pistes émergentes.
En janvier, les étudiant.e.s restituent l’ensemble de leurs démarches et partagent les résultats de leurs recherches par ce livre blanc et au cours de restitutions publiques. Ces dernières se poursuivent sous la forme d’expositions qui prendront place au coeur de l’Hôtel de la Collectivité européenne d’Alsace à Strasbourg, de l’Hôtel d’Alsace à Colmar et des collèges concernés.
Nous, collectif de l’InsituLab constitué des étudiant.e.s et des enseignant.e.s,plaçons ce projet sous un enjeu d’attention,de soin aux corps et aux espaces. Comment créer une relation empathique avec les individus rencontrés ? Comment relever les qualités des lieux,les usages rencontrés ? Nous découvrons ou redécouvrons dans les collèges traversés des couches de violences à intensités diverses. Certaines injustices architecturales mais aussi une violence quotidienne et coulante,faite de dénigrements,de coups portés,d’insultes,de dépréciations. Déclarer que ce projet doit s’inscrire dans un mouvement de care design, c’est d’emblée considérer des formes de valorisation, de valuation plutôt que d’évaluation ; c’est tenter aussi de faire du design une pratique sociale de bienveillance.
Les temps passés sur les terrains témoignent de ces qualités de rencontre. On assiste à des gestes de co-création et ainsi à développer des apprentissages réciproques. Les projets des groupes étudiant.e.s sont testés, remis en cause, cassés, détournés par les collégien.ne.s, et participent ainsi à faire émerger des enseignements autant que des renseignements.
La forme est prise comme interface, et tout objet pris dans une dimension relationnelle. Partant, nous repérons comment chaque geste, chaque proposition formelle, devient un outil de relation. Prenons par exemple ce moment à Colmar au collège Pfeffel. Dans la salle du foyer, en cherchant un trombonne dans les placards ouverts, nous trouvons une caisse remplie de petites formes de couleurs, de vieilles pâtes à modeler bien sèches. Alignées sur une table, bien rangées, ces formes sont jouées avec un premier collégien. “Peux-tu choisir une forme qui te représente ?”, “Et maintenant peux-tu la décrire ?”. Ces questions sont déclinées avec d’autres collégien.ne.s, des personnes “que tu aimes bien”, d’autres “qui t’énervent”, en leur demandant chaque fois de décrire forme et couleur. L’intéraction est rapide, certain.e.s insistent sur les descriptions de formes et justifient de leurs choix. A la fin de l’entretiens, nous leur demandons de réaliser un montage, une sculpture, un paysage avec les formes choisies. Nous remarquons comme les agencements sont réfléchis, les relations entre les personnes représentées, leurs équilibres. La structuration de l’intéraction, sous la forme de jeu de question et de choix formels, permet là une relation aussi intime que distanciée.
Nous observons encore l’importance d’une fragilité dans les propositions, des possibilités d’improvisation, d’adaptation, de jouer des situations, des incompréhensions. La portée méthodologique proposée ici est importante à saisir. Nous avons pour mission de développer des outils de rencontre et de prise de parole, puis de proposer des prototypes d’outils de médiation. Nous n’avons pas à diffuser un savoir, à faire de la médiation, encore moins de l’éducation sur quelque sujet que ce soit. Ainsi, évitant la frontalité d’une question posée “qu’est-ce qui vous intéresse dans la vie ?”,nous optons pour une relation par la forme. Nous voulons parler et écouter avec et par les formes, par les mots, les images, les livres, les objets, les espaces, la cartographie, la maquette, le prototype, la fiction, le jeu… Nous établissons ainsi un catalogue de onze stratégies obliques, nourries d’exemples de projets d’artistes et de designers, proposées pour éviter la frontalité, en hommage discret au jeu de 1975 de Brian Eno et Peter Schmidt. Sous-titré « Plus de cent dilemmes qui en valent la peine »,le jeu se présente comme un jeu de cartes à piocher en cas de dilemme de travail, mais aussi de toute situation problématique ou impliquant une opération analytique. Nos onze stratégies nous servent à mettre les dilemmes de ce projet, des situations rencontrées, au travail, comme autant de leviers créatifs conscients.
Nous proposons ainsi les stratégies suivantes :
Stratégie oblique #1 — LA FABRIQUE COLLECTIVE
Réaliser des éléments de tapisserie, réparer un textile, assembler un patchwork, réaliser une sculpture en technique additive, des dessins collaboratifs… C’est ici l’installation d’un atelier de réalisation, de fabrication. Les mains agissent, les langues se délient.
Stratégie oblique #2 — LA FAUSSE MANIFESTATION
Concevoir et réaliser des costumes et banderoles, des pancartes et accessoires de revendications, de demande et de refus.
Stratégie oblique #3 — LA MAQUETTE FICTION
Concevoir et représenter un projet commun, une fiction de transformation spatiale, un catalogue de désirs de lieux et d’objets
Stratégie oblique #4 — LE JOURNAL D’ÉCOLE
Concevoir et réaliser une forme de journal, fanzine, de l’école, de la classe. L’atelier devient une cellule éditoriale.
Stratégie oblique #5 — L’OBJET RELATIONNEL
Réalisation d’outils pour des entretiens, discussions. La forme est mise au centre, en lieu de projection, en terrain commun.
Stratégie oblique #6 — LES MOTS COMMUNS
Choisir des mots, des expressions, des locutions, les définir, les illustrer, les placer, pour les partager.
Stratégie oblique #7 — LA CARTOGRAPHIE DE QUARTIER
Réaliser des dessins parlés, des parcours dans le quartier du collège, du collège lui-même. Un atelier de cartographies subjectives.
Stratégie oblique #8 — DES TECHNIQUES DE DEPLACEMENTS
Pratiquer des balades outillées, promenades accessoirisées au sein du collège, dans les intérieurs et extérieurs.
Stratégie oblique #9 — MESSAGES CRYPTÉS
Concevoir des codes, des systèmes de signes, pour étendards, blasons, messages dissimulés.
Stratégie oblique #10 — LA DISCUSSION PHOTOGRAPHIQUE
Réaliser et négocier des images, des prises de vues, puis les agencer pour faire réagir, créer des relations entres les photographies.
Stratégie oblique #11 — LE QUESTIONNAIRE OUTILLÉ
Proposer des questions et permettre des réponses formelles, symboliques, masquées dans des formes.
Nous avons demandé à chaque groupe de démarrer sur l’une de ces stratégies qui leurs semblaient le plus à propos. Ainsi, en premier lieu, ce sont des “questionnaires outillés”,des “mots communs”,un “fanzine d’école”,des “fabriques collectives”,des “objets relationnels” et une “fausse manifestation” qui sont mis en jeu. Au fur et à mesure, les groupes vont modifier ces premiers élans, mais nous notons que certaines stratégies ne sont pas du tout testées : les “techniques de déplacements” et la“discussion photographique”. Cependant une autre stratégie émerge à Achenheim, celle du jeu collectif, engageant une collaboration d’équipe. Il s’agit alors d’une sorte de babyfoot géant où les joueurs sont des élèves de la classe “Ulis” (Unités localisées pour l’inclusion scolaire, dispositifs pour la scolarisation des élèves en situation de handicap dans le premier et le second degrés).
Ce livre blanc veut retracer les expériences de terrains et la mise en oeuvre des outils. La typographie utilisée est l’Adelphe d’Eugénie Bidaut,diffusé par Bye Bye Binary et leur fonderie typotheque.genderfluid.space. L’utilisation de cette typographie tend lui-même à soulever une discussion sur les normes physiques, sociales et morales, traversées, contestées, intégrées à tout âge et particulièrement à l’adolescence. Son autrice rappelle que “son nom, qui signifie à la fois frère et soeur de manière non-genrée, est très utilisé au sein des communautés militantes queers. Mais c’est aussi un mot qui trouve son étymologie dans le grec ancien, à la manière des mots savants. Et il y a une volonté avec ce caractère d’aller sur ce terrain, sur le terrain de la culture qui s’auto-définit comme «haute » et savante. Et, ainsi, de ne pas se laisser confisquer l’histoire de langue et de l’écriture par le camp conservateur. C’est pourquoi l’Adelphe, dans son dessin, présente des proportions classiques, héritées de la Renaissance, et un tracé proche de la calligraphie, avec une fluidité dans le ductus qui permet de produire des formes harmonieuses, y compris dans le dessin des glyphes inclusifs.”
La première partie est un ensemble de retours de terrains où,date par date et outil par outil,les situationssont racontées comme un journal.
La seconde partie est un ensemble de cartographies conceptuelles élaborées collectivement par l’ensemble des groupes de travail. Les cartographies sur les thématiques générales posent le regard sur des sujets identifiés comme problématiques, et ainsi susceptible d’être travaillés par des outils de médiation dans les années à venir. La dernière partie est un catalogue d’idées et de préconisations, reprenant parfois les premiers outils de terrain, en imaginant leurs modifications, transformations, mais aussi en imaginant d’autres modalités de mise au travail de ce que l’on nomme institutionnellement “la vie affective et sexuelle”.
NC,ND,GP. décembre 2023
Merci à Jérôme Pirrera et Mélanie-Victoire Malnuit pour leurs connaissances et engagement sur les outils d’éducation et de médiation à “la vie affective et sexuelle” et à toute la CEA pour leur confiance et leurs aides logistiques.
Enseignants encadrant le projet : Nicolas Couturier, Nicolas Didier, Gwénaëlle Plédran, avec le soutien de Suzanne Laclautre pour la mise en forme du livre blanc et des panneaux d’exposition.